Janvier 2018

 

 

Pourquoi Spinoza est-il actuel ?

Potentia, Multitudo, Libertas

 

Mais, de ce temps en révolte contre son temps, et contre le temps, il faut lui-même [Spinoza] qu’il s’écarte, pour se projeter vers un autre temps, qui n’est plus seulement le sien mais aussi le nôtre. Donc, il faut lire Spinoza au présent, l’actualiser, c’est-à-dire le transposer dans une autre actualité, qui serait la nôtre, le récupérer pour notre temps.1

Pierre Macherey

 

Pourquoi Spinoza est-il actuel ? Plutôt, en quoi est-il actuel ? Vaste question.

Tout d’abord faut-il préciser ce que signifie «actuel» et qu’entend-on par « être actuel » dans les temps qui courent? Le mot vient du latin actualis qui veut dire « agissant », « en acte » par opposition au virtuel, à non-en-acte. Littré et Robert nous donnent les définitions suivantes : Effectif, réel, présent, qui a lieu présentement, en activité, de l’époque, contemporain, de notre monde… tous antinomiques avec potentiel, virtuel, ancien, passé et démodé. En restant fidèle à la notion de potentia de Spinoza, retenons cette définition : « est actuel » une puissance qui agit sur le présent. « Actualiser » c’est rendre agissant sur le présent.

La question se ramène donc à celle-ci : En quoi la pensée ou la philosophie de Spinoza, qui a vécu il-y-a 385 ans (1632-1677) aux Pays-Bas dans une Europe absolutiste et non encore sortie de l’âge médiéval, est restée agissante, active et effective aujourd’hui en 2018, à notre époque, au temps du capitalisme mondialisé et de grandes transformations et mutations sociales, économiques, politiques et géopolitiques ? En quoi cette pensée peut-elle agir, influer sur notre présent ?

C’est là qu’une autre question plus redoutable se dresse devant nous, comme corollaire de la première : Qu’est-ce qui est agissant dans le monde d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’agir sur notre présent, qu’est ce qu’être actuel? S’agit-il de garder, conserver, préserver tel quel ce présent ou de le transformer, le changer ? D’abord il faut répondre de quel lieu, site ou monde subjectif particulier pose-t-on cette question : la littérature, la sociologie, la psychanalyse, la théologie, la philosophie ou la politique ? Selon le site particulier où on se place il y a réponse particulière à la question posée. Ici, dans ce travail de réflexion, nous nous plaçons d’emblée sur le site politique ou philosophico-politique en prenant position : comment changer notre présent, notre monde ? Dans ce cas, cela revient à reformuler la question initiale encore autrement : En quoi la pensée de Spinoza, ce philosophe le plus politique de l’histoire de la philosophie, peut-elle agir sur le présent pour le changer ?  Et pour répondre à cette nouvelle reformulation, il faut préciser davantage la question car elle reste encore trop générale : dans quel état se trouve notre monde et dans quel sens  nous voulons agir sur ce monde pour le changer ? C’est par la réponse donnée à ces deux dernières questions, l’état du monde présent et notre positionnement en vue de son changement, que nous allons aborder, de notre point de vue, la question de « l’effectivité » ou de « l’actualité » de Spinoza au temps présent.

Retenons en quelques mots l’état du monde sans développer. Il est aujourd’hui caractérisé par la domination du capitalisme mondialisé, la chute ou le déclin des socialismes du XXème siècle et de leur système totalitaire ou social-démocrate, la montée à l’échelle planétaire de l’idéologie étatico-démocratico-capitaliste, des religions, des nationalismes et des identitarismes… Devant la cause de changer cet état du monde, dont on vient de dessiner ses traits les plus généraux, il se pose, à notre avis, comme tâche philosophico-politique, comme problématique, une question : comment penser pour le temps présent  une politique d’émancipation, comme projet théorique et pratique ici et maintenant, comme l’avènement de sortie de la domination démocratico-étatique, capitaliste, religieuse, totalitaire etc.

La question initialement posée : « Pourquoi Spinoza est-il actuel ? » revient donc finalement, pour la réflexion qui va suivre, à l’ultime formulation suivante : En quoi la pensée de Spinoza peut-elle agir sur l’état de notre monde d’aujourd’hui caractérisé par les dominations-oppressions afin de le changer dans le sens d’une politique d’émancipation humaine ?

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Avant tout, rappelons succinctement comment Spinoza a été « actualisé » dans les années  70-90 du siècle dernier.

La question de « l’actualité » du philosophe juif hollandais du XVIIème, à un autre temps, au temps présent, a souvent été posée, particulièrement par la philosophie française et les penseurs marxistes du dernier tiers du XXème siècle. Écrits et contributions en la matière ne manquent pas. Retenons de l’immense travail qui consiste à « penser la politique avec Spinoza» quelques noms : Deleuze, Althusser, Negri  pour ne citer que trois exemples, peut-être les plus connus parmi tant d’autres. Voici notre question : en quoi ces philosophes « mobilisent » Spinoza pour agir sur la pensée politique régnante de leur temps et d’une façon générale sur la pratique de transformation de leur monde ? Rappelons brièvement ici quelques unes de leurs ponctuations théoriques ou philosophiques principales.

Chez Deleuze, il s’agit de se mettre « au milieu de Spinoza » dans l’invention d’une politique non dirigiste-programmatique-partidaire et sans-sujet, avec l’invention du concept, devenu célèbre, de plan d’immanence (non transcendantal, non théologique). Les principes de Spinoza (Une seule substance immanente, une seule Nature, une infinité d’attributs et des affects…) sont mobilisés pour penser une «Politique» sans préfiguration, dessein et projet préétablis par un certain esprit, sans programme prédéterminé, sans organisation venant d’en haut, sans sujet « d’avant-garde», sans dimension cachée (État, Parti, classe etc.) qui dirige et domine les formes, les individus. Mais, par opposé, une « Politique » comme processus spontané, non déterminée et prédéfinie d’avance et sans fin, comme plan de compostion des rapports de vitesse entre particules infimes d’une matière non formée, traduisons-le par ce que l’on peut appeler « multitude ». Ici, dans cette conception deleuzienne spinoziste de la politique, il n’y a plus de sujet de la révolution, ni avant-garde, ni médiation étatique-juridique,  ni « direction » ou organisation qui « forme» et « développe » comme dans le plan transcendantal, ce qui finalement se ramène toujours au théologique et à l’Étatique. Mais ce qu’il y a en revanche c’est le plan d’immanence des états affectifs individuants de la force anonyme, des affects non subjectivés, des inerties figées et mouvements accélérés, des vitesses et de lenteurs. C’est ce qui fait que ce plan-ci, qui est à construire, comme souligne Deleuze, est une forme de vie, une façon de vivre ici et maintenant et non un but lointain à atteindre ou à un projet à venir. En lisant un extrait de son livre sur Spinoza, voyons comment Deleuze « actualise », fait agir sur le présent, la pensée du philosophe de la potentia pour penser la pensée politique à venir, à un moment (les années 1980) où le marxisme et les socialismes du XXème siècle, dans leur leur théorie et politique, sont en crise profonde.    

« Spinoza et nous » : cette formule peut vouloir dire entre autres choses, « nous au milieu de Spinoza ». Essayer de percevoir et de comprendre Spinoza par le milieu…Tout le monde connaît le premier principe de Spinoza : une seule substance pour tous les attributs. Mais le troisième, quatrième ou cinquième principe, on le connaît aussi : une seule Nature pour tous les corps, une seule Nature pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu variant d’une infinité de façons. Ce n’est plus l’affirmation d’une substance unique, c’est l’établissement d’un plan commun d’immanence où sont tous les corps, toutes les âmes, tous les individus. Ce plan d’immanence ou de consistance n’est pas un plan au sens de dessein dans l’esprit, projet, programme, c’est un plan au sens géométrique, section, intersection, diagramme. Alors, être au milieu de Spinoza, c’est être sur ce plan modal, ou plutôt s’installer sur ce plan ; ce qui implique un mode de vie, une façon de vivre. Qu’est-ce que ce plan, et comment le construit-on ? Car il à la fois pleinement plan d’immanence, et partout doit être construit, pour qu’on vivre d’une manière spinoziste.

Bref, si nous sommes spinozistes, nous ne définirons quelque chose ni par sa forme, ni par ses organes et ses fonctions, ni comme substance ou comme sujet… Le plan d’immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d’être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités.

Il y a deux conceptions très opposées du mot « plan », ou de l’idée de plan, même si ces deux conceptions se mélangent, et si nous passons de l’une à l’autre insensiblement.

On appelle plan théologique toute organisation qui vient d’en haut, et qui se rapporte à une transcendance, même cachée : dessein dans l’esprit d’un dieu, mais aussi évolution dans les profondeurs supposées de la Nature, ou encore organisation de pouvoir d’une société… C’est un plan d’organisation et de développement. Dès lors, ce sera toujours, quoi qu’on en dise, un plan de transcendance qui dirige et les formes et les sujets, et qui reste caché, qui n’est jamais donné, qui doit être seulement deviné, induit, inféré à partir de ce qu’il donne.

Au contraire, un plan d’immanence ne dispose pas d’une dimension supplémentaire : le processus de composition doit être saisi pour lui-même, à travers ce qu’il donne, dans ce qu’il donne. C’est un plan de composition, non pas d’organisation ni de développement… Il n’y a plus de forme, mais seulement des rapports de vitesse entre particules infimes d’une matière non formée. Il n’y a plus de sujet, mais seulement des états affectifs individuants de la force anonyme. Ici, le plan ne retient que des mouvements et des repos, des charges dynamiques affectives : le plan sera perçu avec ce qu’il nous fait percevoir, et au fur et à mesure. Nous ne vivons pas, nous ne pensons pas, nous n’écrivons pas de la même manière sur l’un et l’autre plan. Par exemple, Goethe, ou même Hegel à certains égards, ont pu passer pour spinoziste. Mais ils ne le sont pas vraiment, parce qu’ils n’ont pas cessé de relier le plan à l’organisation d’une Forme et à la formation d’un Sujet. Les spinozistes, ce sont plutôt Hölderlin, Kleist, Nietzsche, parce qu’ils pensent en termes de vitesses et de lenteurs, catatonies figées et mouvements accélérés, éléments non formés, affects non subjectivés.

(Gilles Deleuze Spinoza Philosophie pratique. Éditions de minuit 1981. Chapitre VI : Spinoza et nous, pages 164-175. Les soulignements en brillance sont de moi.)

 

 Chez Althusser, il s’agit plutôt de faire un détour, admet-il, par Spinoza. C’est un procédé assez courant, semble-t-il, chez les philosophes depuis Platon : « le détournement du regard de l’âme vers les formes intelligibles » dans Phédon ou la digression, comme sagesse particulière dans la Lettre VII du même Platon. Et Althusser fait de même le pari de détour en se justifiant que « le travail philosophique requiert lui-même et recul et détour… [Et que] dans la conjoncture idéologique et théorique existante, le détour s’impose comme une nécessité 2 ». Mais « détour » pour quoi faire ? Pour créer une « philosophie marxiste » qui, de l’aveu même d’Althusser, vers la fin de sa vie, dans son entretien avec Fernanda Navarro, n’a jamais existé et ne peut exister. En effet, la 11ème thèse de Marx sur Feuerbach ne l’a-t-il pas gravé dans le marbre depuis 1845 ?     

Nous avons fabriqué une philosophie « imaginaire » pour Marx, une philosophie qui n’existait pas dans son œuvre – si l’on s’en tient strictement à la lettre de ses textes…

La tâche actuelle n’est pas d’élaborer une philosophie marxiste mais une philosophie pour le marxisme.

(Louis Althusser Sur la philosophie. Philosophie et marxisme. Entretiens avec Fernanda Navarro (1984-1987). Éditions Gallimard, 1994. Pages 37 et 39. )

 

Quel était alors l’enjeu philosophico-politique de ce détour spinoziste effectué par les althussériens dans les années 60 et 70 au moment de la crise structurelle du marxisme et du socialisme dans le monde et principalement en Europe occidentale ? Qu’ont-ils pu trouver chez le philosophe juif hérétique le plus atypique de l’histoire pour se lancer à fabriquer une hypothétique « philosophie marxiste » dans un but finalement politique et militant, en ce sens que, dans l’optique d’Althusser, la philosophie, in fine, doit servir à la prise de position dans l’action politique donc dans le processus de luttes de classe ? Nous retenons, entre autres, qu’Althusser et ses compagnons ont pu trouver, par ce détour, des armes philosophiques pour réfuter les théories du Sujet, de la Fin et de la Vérité, toutes trois hégéliano-idéalistes, donc en dernière instance non-révolutionnaires et conservatrices. On se limite ici à ces trois enjeux politiques de l’époque, qui, par ailleurs, continuent toujours à se poser comme défis dans notre temps présent.

Tout d’abord, Spinoza est requis pour épurer le matérialisme marxiste de toute théorie du Sujet qui, même non réduite à l’Un, Dieu ou l’avant-garde, même immanente et laïque, ne rompt pas définitivement avec le messianisme de la rédemption et du salut, donc avec Religion et Théologie, et par voie de conséquence avec Subjectivation, Domination et soumission. Les principes spinozistes de multidinis potentia et de conatus, affirmant une ontologie de la puissance, donc, comme dirait Badiou, pose et affirme « l’être non comme déploiement ou disposition mais, fondamentalement, comme puissance, c’est-à-dire capacité infinie de production de soi-même 3», viennent à la rescousse d’une théorie de la Révolution sans sujet et sans médiation étatico-juridico-institutionnelle, d’une théorie révolutionnaire qui se place d’emblée sur le plan immanent de la structure, de la formation sociale, ici capitaliste, donc sur le plan de la contradiction des rapports de productions avec les forces productives, sur le plan des luttes des classe.

Puis Spinoza est appelé pour réfuter une autre théorie hégélienne : la théorie de la Fin, du télos et du déterminisme eschatologique qui croit à une origine et à une lutte en vue d’une cause finale, d’une finalité clôturant le processus infini du mouvement, de la puissance : c’est ce que Spinoza repousse comme source de tous les maux de l’humanité. Le spinozisme est aussi le point d’appui philosophique pour l’abandon définitif  de tout genre d’Aufhebung qui ne cesse, en fin de compte, que de conserver ce qu’il dépasse, comme dirait Althusser.

Enfin il s’agit, en pensant avec Spinoza, de réfuter toute idée du « critère de la vérité » qui va exiger sans fin un critère de critère pour aboutir finalement à la figure du juge ou de la juridiction qui doit authentifier LA Vérité. L’idée du « vrai s’indique lui-même » de Spinoza  va renforcer plutôt le critère de la pratique, non comme critère absolu, mais comme procès où le vrai peut s’avérer, se manifester. Lisons comment le caïman de la rue d’Ulm explique lui-même son détour spinoziste dans les années 1960.

Nous avons été spinozistes à notre manière… nous avons fait le détour par Spinoza pour voir un peu clair dans le détour de Marx par Hegel.

Ce matérialisme de l’imaginaire [de Spinoza] ouvrait la voie à une conception surprenante du Premier Genre de Connaissance ; tout autre chose qu’une « connaissance », mais le monde matériel des hommes tels qu’ils le vivent, celui de leur existence concrète et historique.

Mais cette théorie de l’imaginaire allait encore plus loin. En critiquant radicalement le Sujet la catégorie centrale de l’illusion imaginaire, elle atteignait au cœur la philosophie bourgeoise, qui se construisait depuis le XIVe siècle sur le fond de l’idéologie juridique du sujet.

« Verum index sui et falsi », le vrai s’indique lui-même et indique le faux. Spinoza écartait la problématique du « critère de la vérité »… Que le critère soit externe (l’adéquation de l’esprit et de la chose dans la tradition aristotélicienne), ou interne (l’évidence cartésienne), dans tous les cas le critère est à rejeter : car il n’est que la figure d’une juridiction ou d’un juge qui doit authentifier et garantir la validité du Vrai. Spinoza suggérait alors que « le vrai » « s’indique lui-même », non comme Présence mais comme Produit… comme s’avérant dans sa production même. Or cette position n’est pas sans affinité avec le « critère de la pratique », thèse majeure de la philosophie marxiste.

Spinoza nous faisait percevoir le défaut de Hegel… Lorsque je « définissais » la connaissance comme « production » et affirmais l’intériorité des formes de la scientificité à la « pratique théorique », je m’adossais à Spinoza : non pour fournir la réponse, mais pour détourner de l’idéalisme régnant, et ouvrir, par le détour de Spinoza, une voie où le matérialisme peut… trouver autre chose que des mots.

Spinoza nous avait aidé à voir que le couple Sujet/Fin constitue la « mystification » de la dialectique hégélienne.

(Louis Althusser, Eléments d’autocritique, Solitude de Machiavel, PUF, Actuel Marx, Pages. 181-189.  Les phrases en brillance sont de moi.)  

 

Chez Negri, la pensée hérétique de Spinoza, en rupture avec la philosophie classique de son temps (Hobbes et dans une certaine mesure Descartes), et émergeant d’une Hollande, elle-même en rupture moderniste (disons capitaliste) avec le temps de l’absolutisme et de l’obscurantisme qui règne en Europe, vient à l’aide de Negri pour imaginer une alternative politique, un projet révolutionnaire, dans le temps moderne du XXème siècle, comme nouveau moment politique historique. Dans un moment où le système du socialisme réellement existant est sur la voie de disparition, dans un moment où le marxisme vulgaire, avec son arsenal idéologique et théorique, et ses PC à tous égards en crise, est largement rejeté et enfin et par-dessus tout, dans un moment où les courants les plus originaux du marxisme critique, comme l’opéraïsme italien, dont faisait partie Negri, ont montré leurs impasses théoriques et pratiques. Negri fait agir donc Spinoza sur ce temps de reflux critique présent, principalement dans un livre écrit en prison et intitulé  L’anomalie sauvage Puissance et pouvoir chez Spinoza (1981) et dans un autre : Le pouvoir constituant Essai sur les alternatives de la modernité  (1997). Sa théorie de la multitude, développée avec Michael Hardt, dans un livre du même nom (2004) n’est pas étrangère à son inspiration spinoziste.

Fondamentalement, c’est la philosophie de la puissance, de la multitude et des affects de Spinoza qui est mobilisée par Negri pour mettre sur pied le concept du « pouvoir constituant de la multitude », puissance que nous qualifions de non Étatico-Juridico-Partidaire, dans la nouvelle situation historique du capitalisme des années 80-90 avec ses mutations qui touchent particulièrement les rapports au travail, à la démocratie, à la  souveraineté, à l’État-Nation etc.  

Quelle est « l’actualité » de Spinoza chez Negri dans sa quête du nouveau projet révolutionnaire ? 

Il faut se rappeler, nous l’avons déjà souligné mais nous ponctuons encore, que dans les années 80-90, la période où Negri fait appel à Spinoza dans ses réflexions philosophico-politiques, la pensée marxiste, dans son « projet communiste », si l’on puisse dire ainsi, est en crise profonde et que cette crise est maintenant structurelle, c’est-à-dire dans les concepts mêmes qui sont devenus caducs avec la nouvelle situation du capitalisme et du monde, et non plus conjoncturelle et passagère comme dans les périodes  précédentes. Le marxisme classique est confronté à des questions que Marx en avait peu ou pas du tout pensées ou développées. Énumérons-en quelques unes : 1° La question de l’État et de sa fin. 2° La question de l’émancipation humaine de la domination du Capital, de l’État, du Pouvoir et des nouvelles oppressions qui ne se réduisent pas simplement à la contradiction Travail salarié/Capital). 3° La question du mouvement constituant la nouvelle Vie, sans une Fin, sans finalité, mais comme flux intarissable, comme mouvement présent, actuel, continu, ici et maintenant. 4° La question du Sujet révolutionnaire dans le nouveau contexte des mutations du Capital et du Travail et par conséquent la mise en question d’une politique classiste, du « Sujet révolutionnaire » fondée sur la prédominance du « Travail-Classe-Parti » et une nouvelle réflexion sur la puissance de la multitude dans son être-ensemble de même que ses diversités et contradictions. 5° La question de la Révolution et de la mise en question du Grand-soi, révolution comme prise de pouvoir, la question de clôture de la révolution et de ses « impensés ».

Dans le cadre de la réflexion sur ces questions, et pou y répondre, et dans le but de penser le nouveau projet révolutionnaire,  Negri met à contribution les ressources de la pensée de Spinoza sur plusieurs points, comme il le souligne lui-même :

1°- Une conception de l’État qui lui dénie radicalement toute transcendance, qui le démystifie, qui récuse son « autonomie » au politique. À l’heure du culte de l’État (État-nation, État démocratique, État socialiste, État de la dictature du prolétariat, voire même le « Non-État » léniniste (dans l’État et la Révolution), qui, pour ne pas dire abolition ou Fin de l’État, se détermine toujours par rapport à l’État…), la conception du Pouvoir Constituant de Negri se singularise particulièrement par son caractère anti-Étatique.  

2°- Une conception du pouvoir qui le définit et détermine comme une fonction subordonnée à la puissance sociale de la « Multitudo », et donc comme puissance de « constituer », puissance constituante, qui ne fonde pas une autre souveraineté transcendante et autonome, une autre institution de pouvoir et de domination.

3°- Une conception de la « Constitution » comme constitution collective du réel, donc comme auto-affirmation, comme auto-organisation dans l’acception des antagonismes des individus rassemblés en collectivité, et enfin comme droit de résistance et d’opposition au pouvoir, à l’oppression et à la domination. Citons Negri lui-même, qui «actualise» Spinoza au début des années 80 du siècle dernier.

En mettant Spinoza sous nos yeux… Je veux m’essayer à une forme de lecture du passé qui me permette, en l’occurrence, de repérer les éléments susceptibles de composer ensemble la définition d’une phénoménologie de la pratique révolutionnaire constitutive de l’avenir. M’essayer à une lecture du passé qui me permette surtout (qui nous y oblige) de régler mes comptes avec toute cette coupable confusion, avec toutes ces mystifications qui… nous ont enseigné dès notre plus tendre enfance la sainte doctrine d’après laquelle l’intérêt général « sublime », l’intérêt particulier sous la forme de la loi, d’après laquelle les organes constitutionnels sont responsables devant le seul peuple dans sa totalité, d’après laquelle l’État des partis [« Stato del parti » : expression courante en italien, désignant le fait que toute la structure de l’État est organisé en fonction du jeu des partis politiques.] est une magnifique médiation politique entre l’un et le multiple, et tant d’autres facéties du même genre. Au dix-septième siècle, Spinoza est à cent lieues de ce monceau d’infamies. La liberté, la vraie, la pleine liberté, celle que nous aimons et pour laquelle nous vivons et mourons, construit directement le monde, immédiatement. La multiplicité n’est pas médiatisée par le droit, mais par le procès constitutif : et la constitution de la liberté est toujours révolutionnaire.

Sous une forme radicale, Spinoza a défini une rationalité « autre » que celle de la métaphysique bourgeoise. La pensée matérialiste, celle de la production et celle de la constitution deviennent donc aujourd’hui le fondement élémentaire et incontournable de tout programme néo-rationaliste. Spinoza accomplit tout cela à travers une très forte tension qui contribue à déterminer une dynamique de projet, une dynamique de transformation de l’ontologie. Une ontologie constitutive, fondée sur la spontanéité, organisée par l’imagination collective. 

La première définition moderne, par Spinoza, d’un projet révolutionnaire, dans la phénoménologie, dans la science et dans la politique, de refondation rationnelle du monde, projet basé sur la libération et non sur l’exploitation de l’homme par l’homme. Non pas formule et forme, mais action et contenu. Non pas positivisme, mais positivité. Non pas législation, mais vérité. Non pas définition et exercice du pouvoir, mais expression et gestion de la puissance.

 Car Spinoza constitue un véritable scandale : voilà un philosophe de l’être qui opère d’emblée un renversement total de l’enracinement de la causalité dans la transcendance, en posant une cause productive immanente, transparente et directe du monde ; voilà un démocrate radical et révolutionnaire qui élimine d’emblée jusqu’à la simple possibilité abstraite d’État de droit et de jacobinisme ; voilà un analyste des passions qui ne les définit pas comme pâtir, mais comme agir - agir historique, matérialiste et donc positif.

(Antonio Negri. Préface à l’anomalie sauvage. PUF. 1982. Pages 33-35. Les phrases en brillance sont de moi. )

 

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 Mais maintenant, près de trente ans après le « moment spinoziste de gauche » (années 70-90), que peut-on dire de l’actualisation de Spinoza ?

Aujourd’hui, la situation du monde est, à bien des égards, différente de ces années-là, où les philosophes ont essayé de penser avec Spinoza pour défaire leur Monde. Mais la pensée subversive et anti-systémique de Spinoza est restée telle que l’on peut toujours, comme dit Macherey, le lire au présent, l’actualiser, c’est-à-dire le transposer dans une autre actualité, qui serait la nôtre, le récupérer pour notre temps 3.

En quoi cette pensée peut-elle agir sur notre époque ? Nous avons indiqué en sous-titre de ce travail trois notions spinoziennes (dans son expression latine mais compréhensible pour tous): Potentia, Multitudo, Libertas. Nous pensons qu’à travers ces notions, à travers ces catégories philosophico-politiques, la pensée de Spinoza est toujours actuelle, reste toujours de notre temps, car avec ces concepts on peut repenser la politique autrement, on peut inventer la politique d’émancipation notre temps.

On sait qu’aujourd’hui, diverses transformations d’ordre social, politique, économique (national et international), ont changé profondément la situation objective et subjective de la lutte des hommes et des femmes sur notre terre pour l’émancipation.

Nous avons donné en haut un aperçu très général de ces transformation, énumérons-en ici quelques unes, parmi les plus importantes, qui ont modifié la situation du monde et qui nous appellent aujourd’hui à repenser la politique ou la philosophie politique dans un sens, comme dirait Agamben, digne de notre temps :

- Le processus de La mondialisation, aujourd’hui capitalistique, et le processus du déclin des État-Nations, comme la conséquence directe du premier, sont devenus les phénomènes irréversibles de notre époque.

- La fin (ou le déclin), en pratique et en pensée, des socialismes du XXe siècle, le « socialisme réellement existant », et la « social-démocratie», ainsi que les évolutions du capitalisme devenu mondialisé posent aujourd’hui crucialement la question de la refondation de la nouvelle pensée ou philosophie politique : une pensée-pratique d’émancipation qui soit en rupture radicale avec les « socialismes » du siècle dernier.

- La montée des puissances réactionnaires, régionales et locales, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, qui se rivalisent, s’allient et s’affrontent aujourd’hui avec les grandes puissances classiques (USA, Europe occidentale, Russie et Chine) dans la domination, les guerres, le pillage et l’oppression des peuples. Tout cela constitue aujourd’hui le nouveau paysage géopolitique de notre monde, bien différent du monde des deux superpuissances ou des deux blocs du 20ème siècle.

- Le réveil des religions, nationalismes, populismes et identitarismes, mais particulièrement l’irruption des théocraties et de l’intégrisme religieux dans le monde, au Moyen-Orient, au Maghreb, en Occident etc. Rappelons que c’est l’avènement de la théocratie islamiste chiite et foncièrement répressive en Iran, il y a trente neuf ans, à la suite de la Révolution de 1979 dans ce pays, qui a joué, à côté d’autres facteurs, le rôle déclencheur majeur dans l’apparition et l’essor de la réaction islamiste obscurantiste à travers le monde.

Avec la chute du système totalitaire, le stalinisme, qui a pour conséquence le déclin irréversible des PC et plus généralement de ce qu’on appelle « la gauche » à travers le monde, et avec la domination, aujourd’hui dévoilée et planétaire de l’État démocratico-capitaliste, on peut affirmer que la philosophie politique libérée des carcans idéologiques qui l’aveuglaient auparavant peut enfin se donner maintenant pour tâche majeure la réflexion sur les grands défis de notre temps, en proposant de nouveaux concepts correspondant à la nouvelle situation.

Cette pensée politique à venir, cette invention de la politique, ne peut plus ressasser les concepts classiques qui à une époque avaient bien un sens mais qui aujourd’hui sont devenus des mots vides, en dissimulant une réalité qui n’a plus rien à voir avec celle que ces catégories désignaient. On veut dire avec des concepts comme : Souveraineté, Politique, Peuple, Droit, Démocratie, République, État-Nation, Gauche, Révolution, classe ouvrière etc. C’est dire que la tâche qui incombe à cette pensée philosophico-politique à venir c’est d’abandonner radicalement ces concepts ou du moins les manier avec des pincettes fortement critiques. « L’actualité » de Spinoza aujourd’hui, dans ces temps de refondation de nouveaux concepts, réside justement dans ce fait qu’à travers certaines catégories qu’il a développé dans le contexte de son temps, il nous aide aujourd’hui dans un contexte différent mais avec des points communs, à imaginer de nouveaux concepts pour l’invention d’une politique d’émancipation. On en a retenu trois notions : puissance, multitude et liberté, que l’on va développer ici brièvement.

Puissance

Deleuze, dans sa préface à L’anomalie sauvage de Negri, résume en quelques mots la quintessence de la philosophie de Spinoza : Puissance contre Pouvoir (domination). Toute la philosophie de Spinoza, écrit-il, est une philosophie de la « potentia » contre la « potestas 4. Or de quelle puissance s’agit-il du point de vue de la philosophie-politique qui nous concerne ici ? Il s’agit de la puissance de la nature dont la puissance de l’homme, dans son affirmation de soi-même, dans sa production de soi-même comme individu et comme collectif (comme multitude), par conséquent dans son auto-organisation et son auto-constitution continuelles, sans Fin et infinies. C’est une puissance de fonder et de constituer sans médiation de tout ce qui est de l’ordre de l’Étatique, juridique ou pouvoir institutionnel. Mais Puissance constituante ne veut pas dire « Souveraineté d’État», « Constitution », « Droit - État d’exception », pouvoirs institués etc. C’est dire que la mise en cause de l’État, de la Souveraineté, du Droit comme concepts fondamentaux de domination est posée dans son actualité de notre temps par le concept de puissance de Spinoza. La critique et plus que cela la « mise au ban » (terminologie de Nancy et Agamben) de ces concepts classiques se pose ici, en pensant avec Spinoza, ainsi que l’invention d’un nouveau concept : Puissance constituante, non comme un nouveau pouvoir mais comme mouvement d’auto-affirmation et d’auto-émancipation collective sans organisation d’en haut, continu et sans Fin.

Spinoza nomme conatus la puissance propre et singulière de la Nature, de tout « étant », à persévérer, à s’auto-affirmer, dans l’effort pour conserver et même augmenter sa puissance d'être.

Chaque chose, autant qu’il est en elle s’efforce de persévérer dans son être.

(Éthique III Proposition 6)

L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose. 

(Éthique III, Proposition 7)

 Chaque chose, autant qu’il est en elle [de puissance] s’efforce de persévérer dans son état.

(Traité Théologico-politique Chapitre XVI)

De l’étude de l’organisation politique la plus parfaite pour un peuple barbare, faite par Spinoza à partir de l’expérience politique du peuple hébreu, nous en déduisons, comme souligne Laurent Bove dans son introduction au Traité politique de Spinoza (voir la bibliographie), l’originalité de l’approche spinoziste de l’auto-organisation du corps collectif en général.

La « Puissance » se définit, chez Spinoza, comme efforts de l’homme, autant que la nature, dans son affirmation et résistance pour se persévérer et vivre librement sans domination. Or cet effort « n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose » (Éthique III, proposition 7), c’est-à-dire la puissance d’agir par laquelle « soit seule, soit avec d’autres choses, elle fait ou s’efforce de faire quelque chose » (idem, démonstration de la proposition 7). Il y a donc deux aptitudes du corps : celle à s’opposer à tout ce qui peut ôter son existence : c’est un principe de résistance qui agit non seulement vis-à-vis des choses extérieures mais aussi au sein même de la résistance, de la chose elle-même. L’autre aptitude, c’est à s’unir avec d’autres corps, dans un seul et même effort. C’est le principe de la réunion, d’assemblée large, d’alliance qui, lui aussi, comme explique Bove, vaut aussi bien vis-à-vis des autres corps, que dans la connexion des corps qui composent un seul et même individu.

Si deux individus s’unissent ensemble et associent leurs forces, ils augmentent ainsi leur puissance et par conséquent leur droit ; et plus il y aura d’individus ayant ainsi formé alliance, plus tous ensemble auront le droit.

(Traité politique, chapitre II, 13)

La conception de l’auto-affirmation-organisation-constitution du corps politique, que l’on retient de la pensée politique de Spinoza, s’oppose au « Contrat », dans deux acceptions du terme. « Contrat » comme lien social entre des individus conçus dans leurs intérêts individuels, qui, pour combattre le droit divin, réintroduit de nouvelles formes imaginaires de transcendance et d’universalité, donc domination souveraine et « Contrat » comme ce qui réalise l’unité et la sécurité de tous par l’abandon de chacun de son droit naturel à l’État, donc soumission (Hobbes). Et Spinoza se différencie de Hobbes en maintenant le caractère infini de l’état de la nature comme puissance affirmative des hommes assemblés, puissance au-delà de toute considération Étatico-juridique, du « Droit » institué, car elle relève du droit suprême de la nature.

 Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit de nature et que je n’accorde dans une cité quelconque le droit au souverain sur des sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sue eux ; c’est la continuation de l’état de nature. 

(La lettre 50 à Jarig Jelles (2 juin 1674)) 

Par droit naturel j’entends donc les lois mêmes de la nature ou les règles selon lesquelles se font toutes choses, en d’autres termes, la puissance de la nature elle-même ; d’où il résulte que le droit de toute la nature et partant le droit de chaque individu s’étend jusqu’où s’étend sa puissance ; et par conséquent tout ce que chaque homme fait d’après les lois de la nature, il le fait du droit suprême de la nature, et autant il a de puissance, autant il a de droit.

(Traité politique, chapitre II, 4)

Multitude

La question du « Sujet » en politique, Sujet de la révolution, principalement dans la pensée marxiste, a été et continue toujours à être une problématique controversée et non résolue. Aujourd’hui, « Peuple » et « Classe ouvrière », comme Sujet uni et homogène, comme « corps politique » univoque, n’ont plus de pertinence.  « Peuple » est plus qu’ambigu. Il est introuvable en tant qu’Un, qui n’existe pas et n’a jamais existé. Il ne l’est en effet que pour occulter contradictions, conflits et diversités qui le renferment ou forme nouvelle domination. Citons Agamben à propos de ce que la politique d’aujourd’hui appelle « peuple » :

Le « peuple » constitue, en réalité, non pas un objet unitaire, mais une oscillation dialectique entre deux opposés : d’un côté, l’ensemble Peuple comme corps politique intégral, de l’autre le sous-ensemble Peuple comme multiplicité fragmentaire de corps nécessiteux et exclus… Le « peuple » porte toujours en lui la fracture biopolitique fondamentale… D’où les contradictions et les apories auxquelles il donne lieu chaque fois qu’on l’évoque et qu’on le met en jeu sur la  scène politique… Notre époque n’est alors que la tentative implacable et méthodique de combler la scission qui divise le peuple en éliminant radicalement le peuple des exclus.5 

En ce qui concerne l’autre concept, « Classe ouvrière » comme Sujet de la révolution dans le marxisme classique, il s’agit aujourd’hui de constater la fin de sa centralité hégémonique et dominante dans les luttes sociales de notre époque où le capitalisme se soumet de diverse manières l’ensemble de la société. Il se produit aujourd’hui dans tous les pays du monde des luttes diverses et non réductibles à la lutte : Classe ouvrière industrielle/Capital, et qui sont menées par les femmes, les jeunes, les étudiants, les féministes, les homosexuels, les émigrés et migrants, les étrangers, les exclus, les minorités nationales, ethniques et religieuses etc. Le moment historique qui pose solidement les jalons essentiels d’une critique de la théorie « classiste » - théorie qui « totalise » et « absolutise » la lutte de la classe ouvrière industrielle en tant que telle contre le capitalisme, en accordant un rôle messianique universel à celle-ci dans le processus de l’émancipation humaine - remonte au Mai 68 et à la période qui s’en suive. La spécificité de ce moment de rupture philosophico-politique, réside dans ce que différentes couches sociales autres que les ouvriers industriels (comme les étudiants) vont de plus en plus jouer un rôle de premier plan dans la mise en question radicale des rapports de pouvoir, d’inégalités, de discriminations, de représentation, de domination, d’exploitation et d’aliénation. Rapports qui sont inhérents au système capitaliste, à la démocratie représentative, à la représentation, aux institutions et à l’État séparés de la société. En ce qui concerne la centralité du « Sujet ouvrier », il s’agit de mettre en cause, dans les nouvelles transformations du capitalisme mondialisé et généralisé, le travail salarié même comme source d’aliénation, d’oppression, d’exploitation et de domination. Voyons à ce sujet, ce que disent Hardt et Negri dans leur travail intitulé Multitude paru en 2004, pour établir leur théorie de la multitude :

La classe ouvrière inclut tous les travailleurs salariés et exclut par conséquent les diverses classes non salariées. Cette exclusion repose sur l’hypothèse d’une différence de nature entre le travail industriel masculin et le travail reproductif féminin, entre le travail industriel et le travail agricole, entre l’employé et le chômeur, entre les travailleurs et les pauvres. La classe ouvrière est ainsi conçue comme la principale classe productive, directement soumise à la loi du capital, et par conséquent comme le seul sujet capable d’agir efficacement contre le capital. Que cela ait pu ou non être vrai par le passé, le concept de multitude implique que ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il implique, en d’autres termes, qu’il n’existe pas de priorité politique entre les différentes formes du travail : toutes les formes du travail sont aujourd’hui socialement productives, elles produisent en commun, et ont un potentiel commun de résistance à la domination du capital.6

Il va de soi que notre analyse n’implique en rien que la classe ouvrière ait disparu ou que ses effectifs aient diminué. En revanche, nous disons que le travail industriel a perdu sa position hégémonique au profit du travail immatériel, qui tend désormais à transformer tous les secteurs de la production et la société elle-même en les conformant à ses propres caractéristiques.7

Le concept de multitude s’oppose en effet à ceux qui maintiennent que la classe ouvrière, ses représentants et ses partis doivent assurer la direction de tout politique de progrès, mais il s’oppose aussi à l’idée qu’une classe puisse à elle seule occuper cette position.8

C’est dans ce nouveau contexte que la pensée de Spinoza « s’actualise » pour définir la théorie de la multitude. Sa fameuse expression multidinis potentia va être repensée, actualisée et mise en place pour donner vie à la nouvelle pensée politique qui advient.

Comme tous les corps complexes, celui de la multitudinis potentia est nécessairement traversé de contradictions et de conflits et que l’unité de son affirmation est tout d’abord posée comme problème politique par excellence qui ne sera pas alors celui de la nouvelle ou meilleure « gouvernance », du meilleur régime possible, mais celui de l’affirmation absolue de la puissance d’un corps ou, dit autrement, de son acte fondateur et originel de constitution.

Si la multitude qui possède la puissance politique est réellement apte à produire une organisation par laquelle cette puissance puisse effectivement s’affirmer, par son active participation appropriative, par son acte de contrôle, c’est alors qu’elle affirmera son « absoluité ». La multitude décide des problèmes et apporte des solutions. Elle constitue alors le corps politique le plus rationnel. Or ce corps, nous dit toujours Bove dans l’introduction au Traité politique, est nécessairement sujet-des-contraires, mais des contraires qui, loin d’affaiblir le corps commun, produisent le perfectionnement de son affirmation. 7

En pensant l’organisation du peuple hébreu, Spinoza passe de la considération de l’impuissance de la multitude ignorante à se gouverner seule à la considération de sa puissance propre – malgré cette ignorance – à s’auto-organiser rationnellement. C’est dire que la puissance souveraine de la multitude est alors conçue comme première politiquement, que la multitude possède la puissance politiquement constituante, « organisante ». En se plaçant, dans son approche de l’État hébreu, du point de vue de la multitude comme puissance auto-organisatrice du corps politique, Spinoza ouvrait donc la voie à une autre logique de la constitution. La multitude est toujours-déjà une réalité potentielle, une puissance non encore en acte mais qui puisse en devenir dans des conditions déterminées, une mémoire, une habitude, un corps social potentiel avec ses propres énergies, passions… auto-productives. Lisons Spinoza lui-même.

Ce droit, qui est défini par la puissance de la multitude ; on a coutume de l’appeler l’État. Et celui-là est en pleine possession de ce droit qui, du consentement commun, prend soin de la chose publique, c’est-à-dire établit les lois, les interprète et les abolit, fortifie les villes, décide de la guerre et de la paix, etc. Que si tout cela se fait par une assemblée sortie de la masse du peuple, l’État s’appelle démocratie ; si c’est par quelques hommes choisis, l’État s’appelle aristocratie ; par un seul enfin, monarchie.

(Traité politique, chapitre II, 17)

Quatrièmement, la volonté d’un seul homme est fort variable et fort inconstante, d’où il résulte que tout le droit de l’État monarchique est dans la volonté expliquée du Roi, sans que pour cela toute volonté du Roi doive être le droit ; or cette difficulté disparaît quand il s’agit de la volonté d’une assemblée suffisamment nombreuse. Car cette assemblée, n’ayant pas besoin de conseillers, il s’ensuit que toute volonté expliquée émanant d’elle est le droit même. Je conclus de là que le gouvernement confié à une assemblée suffisamment nombreuse est un gouvernement absolu, ou du moins celui qui approche le plus de l’absolu ; car s’il y a un gouvernement absolu, c’est celui qui est entre les mains de la multitude tout entière.

(Traité politique, chapitre VIII, 3)

C’est donc ce concept de multitude, pour la première fois énoncé par Spinoza, comme puissance ou potentiel d’auto-affirmation et d’auto-organisation existant dans le corps collectif et non réductible à une singularité ou classe…, que la pensée politique à venir va prendre comme inspiration pour élaborer le projet politique à venir que nous nommons politique d’émancipation. Lisons encore un long extrait de Hardt et Negri explicitant comment ils ont actualisé Spinoza dans leur recherche d’une théorie de la multitude pour le présent. Ce qui répond aussi à notre question : en quoi Spinoza est-il actuel dans les déterminations politiques du notre époque. Les deux auteurs sont partis de deux acceptions du concept de multitude, tous deux inséparables et complémentaires : l’un, qui est sous forme latente, celui de Spinoza, et l’autre qui n’est pas encore mais qui est à se faire sur la base du premier. La multitude, disent-ils, obéit par conséquent à une temporalité dédoublée : toujours-déjà-là et jamais-encore.

Nous utilisons le concept de multitude dans deux acceptions différentes qui se rapportent à des temporalités différentes. La première concerne la multitude… qui, par sa raison et ses passions, crée… une liberté que Spinoza appelle « absolue » : tout au long de l’Histoire, les êtres humains ont refusé l’autorité et la domination, ils ont exprimé la différence irréductible de la singularité, et recherché la liberté à travers d’innombrables révoltes et révolutions. Il va de soi que cette liberté n’est pas naturellement donnée : elle n’advient qu’en dépassant des limites et en triomphant des obstacles…il n’y a aucune fin ultime, aucune destination téléologique écrite dans l’Histoire. Cette première acception de la multitude est ontologique.

L’autre acception se réfère à la multitude historique ou, en réalité, à la multitude qui n’est pas encore. Cette multitude n’a jamais existé jusqu’à présent. Nous avons cherché à identifier les conditions culturelles, juridiques, économiques et politiques qui rendent cette multitude possible aujourd’hui. Cette seconde multitude est politique et, pour voir le jour, elle a besoin d’un projet politique qui prenne appui sur les conditions qui se dessinent. Bien qu’étant conceptuellement distincte, ces deux multitudes sont en réalité inséparables. Si la multitude ne se trouvait déjà à l’état latent et implicite dans notre être social, nous serions incapables de l’imaginer comme projet politique. De même, nous pouvons aujourd’hui espérer sa réalisation parce qu’elle existe déjà sous la forme d’un potentiel réel.9

 

Liberté

L’axe central de la philosophie politique de Spinoza (développée dans ses fondements théoriques de base principalement dans les propositions 35 et 37 de la 4ème partie de l’Éthique) est la liberté. La liberté de la multitude conduite par son imagination, sa raison (le troisième genre de connaissance spinoziste) et ses passions. Une communauté pluraliste, qui puise sa potentia, sa puissance, et l’accroît dans sa liberté même et par ses actes librement consentis.  SEULE la liberté permet à l’homme de produire de l’utile vrai, c’est-à-dire des choses bénéfiques à tous, à la fois à soi-même en tant qu’individu qu’à la collectivité à laquelle il appartient et dont il ne peut en aucune façon se soustraire par sa nature même.

À cette situation régie par les libertés : liberté de conscience, de pensée, de parole d’opinion… pour tous, sans distinctions de nationalité, de religion... s’oppose radicalement une autre situation, celle régie par l’absolutisme, c’est ce que préconise Hobbes de la génération d’avant Spinoza, selon laquelle l’homme est le loup pour l’homme (homo homini lupus), et qui donc soumet les hommes à la domination de l’UN, de l’autorité du souverain despote.

La première vision est la conception politique libertaire et laïque de Spinoza (dans un autre travail nous avons développé le pan laïque de celui-ci), dans laquelle l’homme est Dieu pour l’homme (homo homini deus) : l’homme sous la conduite de sa propre raison, ses passions, ses affects, solidaire des autres hommes, sans distinctions ni discriminations, et émancipé de toute transcendance, de toute domination d’ordre politique, religieux etc. Il s’agit ici d’une vision du monde fondée sur la diversité et le pluralisme de la multitude agissante, dans les libertés totales, pour tout un chacun et pour tous. Une vision du monde donc irréconciliable avec tout absolutisme, tout théocratisme, tout autoritarisme. Une vision laïque du pouvoir, de la société, Spinoza étant le philosophe laïque par excellence. Une vision qui  favorise la paix et la vie commune des hommes dans leur diversité pour la production de l’utile vrai et pour l’individu et pour la collectivité.

La seconde vision, par contre, en abolissant les libertés, en instituant le potestas  ne peut être que génératrice de la violence, de l’oppression et de la guerre. Dans le cadre de cette vision-là, deux groupes se trouvent et s’opposent radicalement aux libertés et à ce que les hommes dans leurs diversités de tout genre et sans restrictions vivent également en libertés. D’un côté il-y-a les ignorants qui dans la terminologie de Spinoza se réfèrent aux puissants, aux potestas et de l’autre il-y-a le vulgus qui se réfère aux théologiens et aux prédicateurs fanatiques, ainsi qu’au peuple soumis à leur influence. (Voir à ce sujet Paolo Cristofolini dans : Spinoza Chemins dans l’ »Éthique »).

Pour Spinoza, la liberté est l’objectif premier. La liberté seule permet et facilite positivement le développement des activités de tous les  hommes vers l’acquisition de l’utile vrai comme but de l’humain.

Au moment où les libertés sont partout dans le monde brimées par les forces obscurantistes et religieuses, La pensée des Libertas de Spinoza reste toujours autant que par le passé sinon plus, vivante et contemporaine.

On établit que dans un État libre chacun a le droit de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense… Moins donc on accorde aux hommes la liberté de la pensée, plus on s’écarte de l’état qui leur est le plus naturel, et plus par conséquent le gouvernement devient violent… La ville d’Amsterdam n’a-t-elle pas expérimenté les bienfaits d’une grande liberté?... Dans cette florissante République et ville splendide, des hommes - de toute origine nationale et appartenant à toutes sortes de sectes religieuse -  vivent entre eux dans la concorde la plus parfaite… Quant aux différentes religions et aux différentes sectes, que leur importe ? Et de même devant les tribunaux, le juge ne tient aucun compte des croyances religieuses pour l’acquittement ou la condamnation d’un accusé. 

(Traité théologico-politique, chapitre XX.)

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L’actualité de Spinoza, en guise de la conclusion, c’est donc l’amour de la  liberté. C’est-à-dire ce qui rend la possibilité de résister aux différentes formes de domination, qui entraînent les hommes à combattre pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut (La Boétie). C’est-à-dire l’idée que les hommes sont capables de vivre dans une liberté qui n’a d’autres fondements que la volonté et la puissance d’une pratique commune d’affirmation de la vie et de la résistance de cette vie à toutes les formes de crainte, de solitude et de soumission. L’actualité de Spinoza c’est aussi la puissance qui désigne non une transcendance ou un État juridico-politique particulier mais le mouvement réel, continu et sans fin par lequel les hommes s’arrachent perpétuellement, par l’affirmation absolue de leur puissance, de leur affirmation de soi, à l’état de servitude, en passant collectivement et dans leurs singularités à une perfection toujours plus grande. L’actualité de Spinoza, c’est enfin la stratégie de la multitudinis potentia elle-même dans Libertas du corps collectif qui ouvre la voie à l’émancipation humaine.   

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Notes

1- L’anomalie sauvage. Antonio NEGRI. Préface de Pierre Macherey. Pages 13-14.

2- Solitude de Machiavel. Louis Althusser. Page 182.

3- L’Infini.  Aristote, Spinoza, Hegel. Alain BADIOU. Pages 118-119.

4- L’anomalie sauvage. Antonio NEGRI. Préface de Gilles DELEUZE. Page10.

5- Moyen sans fins ; Notes sur la politique. Qu’est-ce qu’un peuple ? Giorgio AGAMBEN. Page 41.

6- Multitude, Michael HARDTAntonio NEGRI. Pages 132-133.

7- Idem. Page 261.

8- Idem. Page 262.

9- Idem. Pages 259-260.

Bibliographie

Traité politique. SPINOZA. Traduction d’Émile Saisset révisée par Laurent Bove.

     Le livre de poche 2002.

Traité théologico-politique. SPINOZA. Présentation et traduction par Charles Appuhn. Flammarion 1965.

Spinoza Philosophie pratique. Gilles DELEUZE. Éditions de minuit. 1981.

Spinoza Chemins dans l’ « Éthique ». Paolo Cristofolini. Puf 1998.

L’anomalie sauvage. Antonio NEGRI. Puf 1982.

Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité. Antonio NEGRI. Puf 1997.

Spinoza et la politique. Étienne BALIBAR. Puf. 1996.

L’Infini.  Aristote, Spinoza, Hegel. Alain BADIOU Le séminaire (1984-1985). Fayard, 2016

Multitude, Michael HARDTAntonio NEGRI. La découverte 2004.

10° Moyen sans fins ; Notes sur la politique. Giorgio AGAMBEN. Rivages poche 2002.

11° Homo Sacer. L’intégrale (1997-2015). Giorgio AGAMBEN. Éditions du seuil.

12° Solitude de Machiavel. Louis ALTHUSSER. Actuel Marx. 1998.